Je n’avais jamais vu les pieds de la Vierge Marie. De loin, on ne les remarque pas, on ne peut les observer. Ils sont dans l’obscurité, sombres. Ce sont de vrais pieds, qui ont marché, qui se sont salis dans les rues de Palestine. Ce sont les pieds d’une femme qui a enfanté et vécu ici-bas. Voir les pieds d’une personne relève de l’intimité, de la proximité. Avec la Vierge aussi. Pour les découvrir, il faut passer par des échelles raides, des barreaux et des planches. Tout grince. Je me trouve dans la Basilique des Frari, une des églises les plus importantes de Venise. L’Assomption de la Vierge du Titien, un célèbre tableau vieux de presque cinq cents ans, est en cours de restauration ; un squelette de métal l’enlace et la protège. D’en-dessous, la peinture ne se voit presque plus, mais si vous avez la chance de monter sur l’échafaudage, vous arrivez tout près. Seuls le peintre et quelques autres ont vu la Vierge d’aussi près. Elle n’est pas faite pour être regardée de cette position. Mais c’est un corps à corps extraordinaire ; fait de détails, mais aussi d’espace, du ciel derrière elle qui, de là, d’un tableau, se déploie. Le regard de la Vierge est doux, puissant. Dans ses pupilles, le Titien a peint deux traits blancs qui donnent de la lumière, de la perspective à son regard. La lumière. La lumière monte. Pour arriver jusqu’à Dieu, il faut monter encore un étage. Dieu aussi est accessible en s’accrochant à des tuyaux, des échelles et des morceaux de bois. Mais pour ma part, je m’arrête. La Madone m’arrête. La voilà, la femme de Palestine qui a été une fillette choisie par Dieu. Dont Dieu est tombé amoureux. La théologie catholique dit que Marie ne meurt pas, qu’elle monte au ciel, corps et âme. Elle a un destin unique. Et ce tableau représente cette ascension, Marie sur un nuage qui se détache de la terre. Sa divinité réside dans ce regard humain, dans cette chair qui a peiné sur cette terre mais qui – comme chaque femme – a encore la force pour cette ultime chose à accomplir. Elle s’apprête à se réunir avec le corps du Père. Avec celui qui l’a aimée. Les trois niveaux du tableau sont liés entre eux, par des gestes imperceptibles, des doigts, des volutes de nuages, des chérubins. Au niveau d’en-dessous se trouvent les apôtres, dont les modèles sont les pécheurs de la lagune de Venise. Eux aussi sont des hommes énergiques, vrais. Leur force physique est nécessaire, leurs bras sont indispensables pour pousser la Vierge vers le ciel. Ce tableau est constitué de visages vrais, de saints sans auréole, saints dans le sens du labeur, de la vérité de la vie. C’est pour cette raison que le tableau est unique, bouleversant. Il se raconte que le prieur qui l’a commandé en resta pantelant ; jamais auparavant on n’avait vu un tel tableau, si moderne, si vivant, si humain. Éloigné de toute la peinture vénitienne précédente, il fut un véritable choc. Il se raconte aussi que ce prieur eut la tentation de refuser l’œuvre, trop bouleversante comparée à un Vivarini, mais également différente d’un Bellini, qui est pourtant un peintre considérable. Vous éprouvez un choc, à la voir de près. L’envie vous prend de l’enlacer, cette Vierge, de lui caresser la joue, d’observer cette peau où apparaît toute la grossesse, toute la souffrance de la mort d’un fils, mais aussi la joie de l’assomption, de la mort qui n’est pas une fin, selon les chrétiens et toutes les religions. Justement, le temps. Il y a des petits cadres sur la peinture, des petits carrés opaques. Le tableau ne fait pas l’objet d’une restauration, il est seulement nettoyé. Cela fait près de quarante ans que personne ne le fait plus, m’expliquent-ils, et, pendant ces quarante années, il y a eu de l’humidité, des travaux dans le campanile, de la poussière, beaucoup de poussière. Il y a une belle différence entre le carré opaque et le reste du tableau. D’ici quelques jours, ces carrés disparaîtront aussi. Il est beau et terrible que le temps passe ; Venise en est la preuve. Le temps donne la beauté et la reprend, il confère prestige et fin. Il est beau de penser que de la poussière se forme sur les tableaux, qu’ils ne sont pas immortels, qu’eux aussi ont une fin, que c’est une chance de pouvoir les observer aujourd’hui et qu’il n’est pas dit qu’ils seront là pour toujours. Il est amusant de penser que, pour les sauver, il leur faut de nombreux chirurgiens esthétiques qui les rajeunissent, ils les comprennent mal parfois, les changent pour toujours, comme le nez et les lèvres d’une actrice. Les tableaux sont faits de couleurs, mais aussi de marches, de barreaux, de fer, de mains. Je me tourne, je vois l’église d’en-haut, comme je ne l’ai jamais vue, elle est très grande. C’est important, de temps à autre, de changer de perspective sur les choses. De sentir que l’on fait partie de quelque chose de grand. Je commence à descendre les marches. La Vierge s’éloigne, elle redevient telle que je l’ai toujours vue. Le temps passe aussi pour elle. Peut-être. Parce qu’au fond, c’est un tableau biblique, immortel. Sa grandeur se trouve dans ces visages, dans ces corps que, au-delà des vêtements, vous pourriez encore rencontrer dans la rue. Elle se trouve dans les questions qu’elle suscite, qui sont toujours les mêmes. Le temps qui passe, la poussière qui se pose, la vie ; le destin grand et mystérieux de chaque homme, toujours unique à chacun et toujours le même pour tous.
Giovanni Montanaro est un écrivain italien. Finaliste du Prix Campiello 2012 avec son roman Toutes les couleurs du monde.
- Traduction française par Claire Giraudeau -